Plaidoyer Administrateur Nature

Adapter la gouvernance d’entreprise face aux défis écologiques

Depuis 1804, le Code civil définit l’entreprise comme une société constituée dans l’intérêt des associés. Bien que confortée au tournant des années 1970 par la doctrine de Milton Friedman, cette définition a depuis été infléchie par la puissance publique, en vue de mieux reconnaître les intérêts d’autres parties prenantes de l’entreprise. Des lois Auroux de 1982 jusqu’à la loi Pacte de 2019, en passant par quelques jurisprudences audacieuses, c’est ainsi l’intérêt social de l’entreprise – incluant sa pérennité, ses salariés, ses parties prenantes – qui se voit dorénavant revalorisé, le Code civil précisant désormais que “la société est gérée en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité”.

En France, cette esquisse de redéfinition de l’entreprise a donné lieu à une série d'innovations en matière de corporate governance : société coopérative d’intérêt collectif (2001), fondation d’actionnaire (2008), agrément ESUS (2014), ou encore société à mission (2019). Ces évolutions, toutefois, n’ont suscité que des changements à la marge. D’un côté, en effet, rares sont les entreprises ayant adopté ces nouveaux dispositifs* – lesquels peinent parfois à démontrer leurs impacts sur la conduite des affaires. Et de l’autre, le pouvoir souverain en entreprise, celui détenu par l’actionnaire, reste présidé par des logiques conformistes. Dans l’univers des grandes entreprises, cela se traduit par des comités exécutifs et des conseils d’administrations présidés par un cercle restreint de personnes, marqués par l’absence de contre-pouvoirs et par le manque d’ouverture à la diversité des parties prenantes qui font pourtant vivre ces entreprises.

Par ailleurs, ces évolutions ne remettent pas en cause le primat des intérêts humains dans la gestion des affaires – et nullement le primat des intérêts actionnariaux en particulier, comme tendent à le montrer plusieurs décisions du Conseil constitutionnel. Les entités naturelles restent ainsi cantonnées du mauvais côté de la summa divisio, réduites au statut de matière, de ressource, de marchandise. Autrement dit, la nature reste considérée dans les mêmes termes que ceux proposés en 1831 par Jean-Baptiste Say dans son Catéchisme d’économie politique : elle reste un “magasin” (sic) fournissant “des services et des matières gratuites”. Face à une crise écologique qui met en péril l’avenir des sociétés humaines en général – et des sociétés commerciales en particulier –, ces us et coutumes en matière de corporate governance nécessitent un réexamen profond.

*D’après les derniers rapports publiés, on compte en France : 1400 SCIC en 2023, 2000 sociétés ESUS en 2022, 30 fondations actionnaires en 2024, et 1500 sociétés à mission en 2023. Soit un total représentant un maximum de 3% des 146.000 sociétés n’étant pas des micro-entreprises.



La Corporate Governance fait aussi sa transition écologique

Les limites de la corporate governance ont donc conduit des entreprises à innover pour mieux représenter la nature au sein de leur gouvernance. Selon les cas, il s’agit soit d’appréhender la nature comme une partie prenante dont les intérêts doivent être pris en compte ; soit de reconfigurer le capital pour reconnaître la nature comme un actionnaire. Parmi les initiatives les plus remarquables et pionnières figurent notamment : 

  • 2021 : Corporate ReGeneration, avec la création de comités représentant la nature et les générations futures au sein d’une dizaine de sociétés belges.

  • 2021 : Guerlain, avec la nomination d’un Sustainability Board composé d’experts, d’ONG et de scientifiques réunis afin de conseiller l’entreprise sur la soutenabilité de son activité.

  • 2022 : Patagonia, avec la cession de 98% du capital de la société à une fondation actionnaire ayant pour mission de protéger la nature et de restaurer les écosystèmes.

  • 2022 : Faith in Nature, avec la nomination d’un représentant de la nature doté d’un droit de vote au conseil d’administration de la société.

  • 2024 : Veolia, avec la nomination au conseil d’administration de l’écologue Julia Marton-Lefèvre (DG de l’Union internationale pour la conservation de la nature)

  • 2024 : Norsys, avec la cession de 10% du capital à une fondation et la nomination d’un représentant de la nature au sein du conseil d’administration, cette fois avec un droit de veto.

  • 2025 : Veolia, encore, avec la création d’un Conseil des Générations Futures pour dialoguer avec la direction générale du Groupe et explorer des idées novatrices.

L’histoire de la gouvernance à Impact, Corporate ReGeneration.

Valeur ajoutée des administrateurs Nature

Dans un contexte où 72% des entreprises dépendent des services rendus par la nature, et où convergent crises sociales, environnementales et géopolitiques, il est indispensable de donner à la nature une voix dans les décisions stratégiques des entreprises. Il s’agit bien entendu d’assurer un futur prospère pour les sociétés humaines mais aussi d’assurer un futur aux entreprises. Parmi les bénéfices qu’apportent des administrateurs nature, figurent en particulier les atouts suivants.


APPRÉHENDER LES RISQUES

Le rôle des administrateurs est d’apporter à l’entreprise une vision stratégique, conciliant les enjeux de court, moyen et long-terme. Au XXIe siècle, ce rôle implique de prendre en considération les risques écologiques qui pèsent sur l’entreprise et ses parties prenantes. Il s’agit bien entendu de protéger les actifs de l’entreprise face aux risques “écolonomiques”, comme le font déjà les acteurs du secteur assurantiel en réduisant leur exposition aux aléas écologiques. Mais il s’agit aussi de se prémunir de risques réputationnels, comme plusieurs entreprises internationales en font régulièrement les frais. La nomination d’un administrateur représentant la nature permet de mieux appréhender ces différents risques et d’équiper l’ensemble des dirigeants pour mieux intégrer les enjeux écologiques dans leur stratégie.


PÉRENNISER L’ENTREPRISE

Qu’on veuille ou non lui accorder une valeur éthique, juridique ou économique, le monde naturel est une partie prenante vitale des entreprises. Sans “ressources naturelles”, pas d’approvisionnements ni de logistique, pas de bureaux ni d’ordinateurs, pas de boutiques ni de clients. Donner au monde naturel un droit de regard sur les décisions stratégiques de l’entreprise, c’est donc assurer une double pérennité : celle de la nature d’une part, et celle de l’entreprise d’autre part. Il s’agit bien entendu de sécuriser et diversifier les activités de l’entreprise, en construisant des business models robustes face aux risques de pénuries et aux aléas écologiques – face même à une possible perte d’assurabilité de l’entreprise. 

RENOUVELER LE DÉVELOPPEMENT

Un “administrateur nature” apporte de nouveaux outils pour concilier économie et écologie. Plutôt qu’une analyse SWOT, il réfléchit par exemple suivant une matrice de trois horizons ouvrant de nouvelles perspectives de développement. Il enrichit ainsi les débats en proposant des nouveaux modèles d’affaires, fondés sur des leviers tels que la circularité, la fonctionnalité, le reconditionnement ou la régénération. Ce faisant, il ne se contente donc pas seulement de rappeler que l’entreprise dépend de la nature ; il enrichit les débats du conseil d’administration et contribue à faire évoluer la culture d’entreprise, en proposant des perspectives de développement qui échappent aux réflexes habituels des administrateurs. Il ne s’agit donc pas uniquement de monétiser des crédits carbone à court terme, mais bien de concevoir des business models qui bénéficieront, à terme, autant aux actionnaires qu’aux autres parties prenantes de l’entreprise. 


DIFFÉRENCIER L’ENTREPRISE

Adopter un administrateur nature apporte à l’entreprise des bénéfices en termes d’image, dont les retombées sont multiples. Comme l’ont illustré les cas de Norsys ou de Faith in Nature, cette innovation est synonyme de retombées médiatiques importantes et d’un positionnement pionnier, permettant à chaque entreprise d’améliorer son attractivité et son engagement auprès des publics et parties prenantes qui lui sont essentielles : clients, salariés, candidats, pouvoirs publics, etc. Comme l’a de même bien compris Veolia avec son initiative “+1”, mieux représenter les parties prenantes naturelles permet de renforcer un avantage compétitif, de gagner des parts de marché, d’attirer de nouveaux talents ou de légitimer l’entreprise auprès des décideurs politiques.


CRÉER DE NOUVELLES FORMES DE VALEUR

La meilleure intégration de la nature – et des autres parties prenantes – dans la gouvernance d’entreprise est enfin synonyme de nouvelles formes de valeurs. Suivant les évolutions réglementaires et comptables accordant une importance croissante aux diverses matérialités de l’entreprise, un administrateur nature œuvre à valoriser le capital sous toutes ses formes. Il aide en particulier à créer de la valeur socio-écologique, à penser la maintenance des milieux de vie, et à amortir les communs naturels. En d’autre terme, il aide à préserver les “actifs de sécurité” de l’entreprise, et à anticiper d’éventuels dispositifs de malus écologique.


Les propositions de Corporate ReGeneration

Intégrant notre expérience pratique auprès d’entreprises et de notre étude du sujet, nous encourageons les entreprises à représenter la Nature à différents niveaux :

AU COMITÉ EXÉCUTIF

Instituer un Advisory Board, sur le modèle de celui mis en place par Guerlain et Veolia, ou suivant les modalités adoptées par Corporate ReGeneration en Belgique. L’enjeu est d’apporter un regard à la fois critique et constructif sur les orientations retenues par la Direction Générale, comme le font certains comités de mission. Mais à la différence de ces derniers, cet Advisory Board n’est pas subordonné à une mission choisie par l’entreprise : il est au contraire spécialisé sur les questions écologiques et dispose d’un pouvoir consultatif et prospectif sur tout sujet ayant une implication écologique. 


AU CONSEIL D’ADMINISTRATION

Instituer un administrateur spécialisé sur les questions écologiques, comme cela a été fait chez Norsys et Veolia. Afin d’assurer la légitimité de cet administrateur sur un volet substantiel et procédural, il convient de se rapprocher d’une organisation d’intérêt général, qui jouera le rôle de tiers-garant à l’heure d’identifier les candidats adéquats à ce poste. En complément, une formation spécifique au rôle d’administrateur nature doit également être envisagée. Enfin, il est utile d’organiser un temps de sensibilisation auprès de tous les administrateurs du conseil, pour mieux diffuser les sciences écologiques au sein du conseil..


AU CONSEIL DE SURVEILLANCE

Une représentation de la nature peut également s’envisager au niveau d’un conseil de surveillance ou de toute autre instance ayant vocation à contrôler la bonne gestion des affaires de l’entreprise. Plutôt que d’orienter les décisions stratégiques de l’entreprise, le rôle de ce représentant consiste cette fois à contrôler les impacts environnementaux de l’entreprise, notamment au regard des réglementations en vigueur. Plus largement, il s’agit aussi d’incarner un devoir de vigilance sur les questions écologiques, et d’exiger de l’entreprise qu’elle partage les informations nécessaires à la réalisation de cette mission de surveillance.


À L’ASSEMBLÉE DES ACTIONNAIRES 

Il est enfin possible d’ouvrir le capital de l’entreprise à une fondation chargée de représenter l’intérêt général environnemental. En sus d’orienter une part des dividendes vers des actions philanthropiques écologiques, cette ouverture du capital permet d’accorder formellement un droit de vote à la nature. Suivant l’exemple de Norsys, il est également possible d’accorder à cette fondation une “golden share” qui lui donne des pouvoirs spéciaux sur toute décision stratégique ayant un impact environnemental. Dans cette hypothèse, d’autres bonnes pratiques doivent être adoptées en matière de gouvernance, concernant cette fois la bonne administration de la fondation actionnaire.


Corporate ReGeneration imagine et met en oeuvre des organes de gouvernance à impact donnant une voix aux générations futures et à la nature au sein des entreprises. Vous êtes intéressé par le sujet et souhaitez évoquer la possibilité d’une telle initiative ? Contactez-nous.

Précédent
Précédent

Gouverner autrement : ce que nous apprend l’expérience des ReGeneration Boards

Suivant
Suivant

Le Conseil des Générations Futures: une première par Veolia